Au moins 100 milliards d'euros d'ici 2030 : c'est la hauteur du "mur" de dépenses qui attend les autorités organisatrices de la mobilité (AOM) selon la mission d'information du Sénat sur le financement des transports du quotidien qui a présenté les conclusions de son rapport à la presse ce 5 juillet. Adopté la veille à l'unanimité par la commission des finances, le document d'Hervé Maurey (UC-Eure) et Stéphane Sautarel (app.LR-Cantal) s'appuie sur une trentaine d'auditions menées depuis février dernier. Les sénateurs sont partis du constat que les dépenses des AOM qui dépassent aujourd'hui les 35 milliards d'euros par an allaient augmenter "massivement" dans les prochaines années en raison des "défis multiples" auxquels elles vont être confrontées.
L'urgence de la transition écologique
"Les impératifs de la transition écologique supposent un véritable choc d’offre de transport public du quotidien qui doit se concentrer sur l’enjeu de la décennie en matière de report modal et de réduction des gaz à effet de serre (GES) : le raccordement des agglomérations à leurs espaces périurbains et périphériques", soulignent-ils d'abord. Un "gisement de décarbonation" jugé "particulièrement puissant" puisque les déplacements entre les métropoles et leurs périphéries représenteraient 7% du total des émissions de CO2 en France.
Selon les rapporteurs, "pour relever ce défi, il faudra multiplier par 3 ou 4 l’offre de mobilité collective dans ces territoires afin de réduire de 30% les flux automobiles entrant dans les métropoles". L’atteinte des engagements climatiques passe également par le verdissement des flottes de bus et de cars. "Alors que le coût d’acquisition de bus électriques ou à hydrogène est respectivement deux fois et trois fois plus élevé que celui de leurs homologues diesel, cela suppose des efforts d’investissements considérables des AOM", rappelle Stéphane Sautarel. Par ailleurs, "des négociations européennes, dans le cadre desquelles, de façon incompréhensible, la position du Gouvernement français tend à sacrifier les AOM, pourraient aboutir à une interdiction des achats de bus urbains à motorisation thermique, y compris au GNV [gaz naturel pour véhicules], dès 2030", pointent les sénateurs qui redoutent que cette perspective ait des "conséquences très lourdes sur les dépenses d’investissement des AOM dans les années à venir".
Desserte des zones peu denses
Les rapporteurs insistent aussi sur l'enjeu d'"'équité territoriale" qui "doit demeurer une priorité des pouvoirs publics". "Or, force est de constater qu’aujourd’hui, les zones peu denses constituent le véritable point faible des transports du quotidien, estiment-ils. Alors que les habitants de ces zones se trouvent contraints d’utiliser leur voiture individuelle, et sont très dépendants des prix des carburants, le développement de l’offre de transport ne peut laisser les zones rurales sur le 'bas-côté'."
Autres facteurs risquant d'entraîner une hausse des dépenses des AOM, selon les sénateurs : la rénovation de réseaux de transports collectifs en site propre (TCSP) existants, notamment les réseaux de tramways inaugurés avant les années 2000, le développement des services express régionaux métropolitains (Serm), dont les coûts d’investissements devraient s’établir entre 15 et 20 milliards d’euros, et donneront lieu à "de nouvelles dépenses d’exploitation non évaluées à ce jour" ou encore "la crise inflationniste, notamment dans ses dimensions énergétique et salariale", qui continuera à se traduire par des charges nouvelles.
"Choc d'offre" de 60 milliards d'euros pour les AOM locales et régionales
Pour les AOM locales et régionales, le "choc d'offre" est évalué par les sénateurs à 60 milliards d'euros. L'augmentation des dépenses de fonctionnement devrait être de l'ordre de 25 à 28 milliards jusqu'en 2030. Dans le détail, ce montant se situerait entre 15 et 18 milliards d'euros pour les AOM locales. Explications des rapporteurs : "Pour que la France atteigne ses engagements en matière climatique, l’offre de transports en commun du quotidien doit progresser de 20 à 25% d’ici 2030. En raison notamment de l’ampleur des charges de personnel et des dépenses d’énergie dans la composition des coûts des transports collectifs, l’accroissement de l’offre se traduit par une augmentation quasi proportionnelle des coûts de production. Aussi, un développement de l’offre de transport de 20 à 25% d’ici 2030 entraînerait vraisemblablement une augmentation en volume des dépenses de fonctionnement des AOM locales dans une proportion équivalente à l’horizon de la fin de la décennie. À cette augmentation des dépenses de fonctionnement en volume, il convient, pour obtenir leur évolution en valeur, d’ajouter l’effet de l’inflation prévisionnelle."
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Pour les AOM régionales, la hausse des dépenses de fonctionnement serait de plus de 10 milliards d'euros. L'ouverture à la concurrence des TER pourrait permettre des "gains de performance de 20 à 30%", analysent les sénateurs et " le nécessaire développement de l’offre de 20 à 25% pourrait s’opérer à coût constant". Cependant, la prise en compte des prévisions d’inflation et les augmentations de péages ferroviaires pourraient conduire à une augmentation cumulée des dépenses de fonctionnement de l’activité TER de 6 milliards d’euros jusqu’en 2030. Dans le même temps, et sur la même période, la hausse des dépenses prévisionnelles de fonctionnement relatives aux transports interurbains et au transport scolaire pourrait se traduire par une augmentation de 5 milliards d’euros".
"En additionnant le développement de nouveaux TCSP et la rénovation des réseaux anciens, les investissements dans les projets de RER métropolitains ou le renouvellement du matériel roulant, en particulier pour verdir les flottes de bus, le total des dépenses d’investissements en matière de transports collectifs urbains (TCU) pourrait, d’après les estimations du Gart [Groupement des autorités responsables de transport], atteindre 30 milliards d’euros jusqu’en 2030", poursuivent les sénateurs. Pour Île-de-France Mobilités (IDFM), les nouvelles dépenses jusqu'en 2030 s'élèvent à 50 milliards d'euros (30 milliards d'euros d'investissements prévisionnels et 20 milliards d'euros de dépenses de fonctionnement).
Modèle de financement à réformer
Face à l'ampleur des dépenses à venir, les sénateurs jugent le modèle de financement "inadapté", avec un triptyque "sous tension". À lui seul, le versement mobilité (VM) acquitté par les entreprises représente près de la moitié des ressources des AOM locales. Les contributions des collectivités, principalement versées sous forme de subventions d’équilibre, en constituent aujourd’hui plus du tiers. Quant à la part des recettes commerciales dans le financement des transports collectifs urbains (TCU), elle a fortement diminué au cours des dernières décennies pour se situer aujourd’hui sous les 20 %. Mais pour Hervé Maurey, "il n'est pas souhaitable d'augmenter la participation des voyageurs pour ne pas dissuader le passage aux mobilités douces".
Pour réformer le financement des AOM, le rapport contient vingt recommandations articulées autour de six axes. Le premier consiste à "optimiser les coûts de production des transports du quotidien". Dans leur rapport de mars 2022 sur les perspectives financières de la SNCF, Hervé Maurey et Stéphane Sautarel avaient déjà identifié des "leviers de performance" à mobiliser par les opérateurs de transport mais aussi par les gestionnaires d’infrastructures, au premier rang desquels SNCF Réseau. Ils mettent aujourd'hui de nouveau en avant l’ouverture à la concurrence des transports ferroviaires conventionnés de voyageurs qui "offre des perspectives supplémentaires d’économies significatives" pouvant dépasser les 30% d’après l’Autorité de régulation des transports (ART). Il existe également des "marges d’optimisation des réseaux de transport actuels", soutiennent-ils, notamment en augmentant la vitesse de circulation par des opérations de partage de voirie.
Le "choc d’offre de la mobilité du quotidien" est aussi à "optimiser, d’une part en le ciblant vers les principaux gisements de report modal, tout particulièrement le raccordement des agglomérations à leurs périphéries, et, d’autre part, en optant pour les solutions économiquement les plus efficientes, notamment les cars express, particulièrement intéressants si l’on raisonne en termes de coût de la tonne de CO2 évitée." Les sénateurs appellent en outre le gouvernement à appliquer pleinement les dispositions de lutte contre la fraude prévues par la loi Savary du 22 mars 2016 dite loi Savary qui attendent toujours leur décret d'application. D’après l’Union des transports publics et ferroviaires (UTP), cela permettrait de recouvrer jusqu’à 300 millions d’euros par an.
Les rapporteurs proposent aussi d'affecter une partie des ressources du fonds vert (300 millions d'euros par an, selon leurs calculs) et des certificats d'économies d'énergie (750 millions d'euros), aujourd'hui très peu orientés vers les transports pour soutenir les dépenses d'investissement des AOM.
L'État appelé à prendre sa part
Ils appellent en outre l'État à "réellement ériger les mobilités du quotidien en priorité". "On ne peut plus se contenter d'effets d'annonces sans calendrier ni financements derrière", grince Hervé Maurey. Les sénateurs proposent donc l'affectation de dispositifs budgétaires "à la hauteur des enjeux" , avec "un allègement d’au moins 50% du remboursement des avances accordées aux AOM dans le cadre de la crise sanitaire", des dotations budgétaires de 700 millions d’euros jusqu’en 2030 en faveur des services de mobilité en zones peu denses, une prise en charge du financement des opérations de régénération et de modernisation du réseau ferroviaire "pour diminuer la charge des péages financés par les régions" ainsi que la "création d’un fonds pour la transition écologique des transports du quotidien abondé par le produit de la mise aux enchères des quotas carbone revenant à l’État, en fléchant au moins 1 milliard d’euros au financement du verdissement des flottes de bus des AOM".
Le modèle de financement actuel des AOM doit en outre être "ajusté", estiment les sénateurs. Ainsi, pour accompagner le financement du développement d’offres de mobilités nouvelles, et "uniquement à cette stricte condition", insistent-ils, les taux de versement mobilité devraient pouvoir être "déplafonnés et zonés sur décision des acteurs locaux". Pour apporter de nouveaux financements à la mobilité dans les zones rurales, ils jugent également nécessaire d’ouvrir la possibilité aux AOM locales de lever du versement mobilité, y compris lorsqu’elles n’organisent pas de services réguliers de transport public. Quant aux systèmes de tarification solidaire qui "doivent être encouragés dans une logique d’équilibre entre le financement des AOM et la nécessité d’éviter les effets d’éviction par les prix pour les publics fragiles", leur financement doit être "directement couvert par les collectivités au titre de leur politique sociale".
Pour contribuer à financer une part des nouveaux investissements d’infrastructures des AOM et les services express régionaux métropolitains, les sénateurs veulent aussi encourager le recours à des sociétés de projets alimentés par de la fiscalité locale, sur le modèle de la Société du Grand Paris (SGP).
Nouvelles ressources
Ils appellent également à compléter le modèle actuel de financement par de nouvelles ressources. "Devraient ainsi être affectés au financement des besoins structurels de fonctionnement des collectivités une part d’accise sur les énergies (ancienne TICPE) répartie dans une logique de péréquation qui aura vocation à diminuer dans le temps au profit de la montée en puissance progressive d’une nouvelle contribution prélevée sur les sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA) ; une taxe sur les plus-values immobilières générées par les nouvelles offres de transports ; une taxe sur les livraisons liées au commerce en ligne ; une majoration de la taxe de séjour sur les hébergements 'haut de gamme'", détaillent-ils. Enfin, pour financer une part des dépenses d’investissements engagées par les AOM en raison des impératifs climatiques, les rapporteurs proposent la création d’un "grand emprunt destiné à financer la transition écologique des mobilités du quotidien". Ils invitent en outre à "saisir toutes les opportunités offertes par les financements européens".
Cas particulier d'Île-de-France Mobilités
Les rapporteurs jugent aussi nécessaire de "remettre à plat" le modèle de financement d'IDFM, au vu de l'"impasse financière de près de 10 milliards d'euros d'ici 2030" dans laquelle se trouve l'autorité organisatrice des transports d'Île-de-France, confirmée par un récent rapport d'inspections (voir notre article du 21 juin 2023)
"Si IDFM bénéficiera également de la réforme plus globale du mode de financement des AOM (affectation d’une part du rendement des enchères de quotas carbone, majoration de la taxe de séjour, allègement du remboursement des avances 'covid' et création des nouvelles taxes), sa situation exige des réponses complémentaires particulières qui devraient prendre la forme d’une hausse territorialisée des taux plafonds du versement mobilité strictement conditionnée à la mise en œuvre d’une nouvelle offre de transports dont pourront bénéficier les employés des entreprises concernées, d’une diminution de 140 millions d’euros de la redevance d’exploitation due à la SGP et du transfert des coûts de pré-exploitation du Grand Paris Express (GPE) à cette dernière", recommandent-ils.
Les sénateurs espèrent que certaines de leurs propositions pourront passer dans le prochain projet de loi de finances. "La mobilité est une vraie priorité, estime Hervé Maurey. Elle est importante pour la transition écologique, le développement économique et l'aménagement du territoire et il faut mettre les moyens nécessaires."
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